J'ai refermé mon exemplaire de L'Amérique au jour le jour avec un petit goût amer de nostalgie dans la bouche. C'est que plus je progresse dans l'oeuvre de Simone de Beauvoir, plus je me gave de ses écrits, plus je sens l'ultime mais inévitable rupture approcher. C'est la vie qui ainsi faite: j'ai vécu une histoire d'amour semblable avec Réjean Ducharme qui s'est abruptement terminée, l'hiver dernier, dans un jacuzzi de Sosua, quand je suis venue à bout des dernières pages de L'Océantume. C'est inéluctable: quand on a lu la dernière phrase du dernier livre d'un auteur dont on a lu toutes les oeuvres auparavant, la passion s'étiole vite et le feu s'éteint. Évidemment, on peut relire ces livres qu'on a tellement aimé, on peut en friper les pages, on peut en racornir les coins, on peut se vautrer dans l'histoire devenue familière comme le vieux divan dans le sous-sol chez nos parents, mais relire un livre chéri, c'est comme coucher avec un de ses exs: même quand c'est confortable et agréable, on sent qu'il manque le petit-quelque-chose qui faisait toute la différence au début et qui a tout changé la première fois.
Toujours est-il qu'entre Simone et moi, c'est presque fini. Après être passée au travers des cinq tomes de son autobiographies, après avoir feuilleté ses Lettres à Sartre et ses Lettres à Nelson Algren, après avoir lu, au complet, sans en perdre un mot, le récit clinique de la mort de Sartre (La cérémonie des adieux) et celui, plus humain, de la mort de sa mère (Une mort si douce), l'achèvement de L'Amérique au jour le jour me place à moins un livre de la portion autobiographique de l'oeuvre de Simone: ainsi, si je finis par lire La longue marche, son récit de voyage en Chine qui n'est de toute façon plus édité, et disponible sur le marché que dans un paperback de la collection blanche de la NRF au coût astronomique, je mettrai un terme à cette belle et longue histoire d'amour qui dure depuis un an déjà (ou seulement, c'est au choix, mais je lis vraiment vite). Je pourrais évidemment me rabattre sur les romans de Simone, dont certains, comme Le sang des autres ou Les mandarins, me semblent avoir une valeur certaine, mais ce ne serait pas pareil: il manquerait à cette lecture l'aspect intime, l'impression d'espace clos et partagé qui me rend la cohabitation avec Simone si précieuse.
Il est curieux que je me sente si proche de Simone aors qu'à peu près rien ne nous unit. Nos personnalité sont à ce point dissemblables qu'elles auraient un bon potentiel de loufoquitude si nous les comparions: lire Hegel me donne des boutons d'anxiété alors que Simone a passé toute la guerre à le lire pour se divertir de l'emprisonnement de Sartre; Simone tolère l'idée des amours contingentes aors que l'infidélité me fait vomir; je prends un soin jaloux de mon visage et de mes cheveux alors que Simone se négligeait à ce point qu'elle a trouvé une dent, perdue neuf mois plus tôt dans un accident de vélo en Espagne, incrustée dans un furoncle qui lui poussait sur le menton ! Pas de blague ! Elle fait le récit de cet horrible incident à la toute fin de La force de l'âge... Mise côte à côte, nous aurions la même valeur que le duo mis en scène dans L'emmerdeur, version féminine, toutefois.
Malgré tout, sa voix m'est devenue tellement naturelle et proche que la lecture de ses livres me donne souvent l'impression de me livrer à de véritables entretiens avec elle, si bien qu'il n'est pas rare de me voir tenir, au cours de discussions enflammées avec Chéri, des propos totalement schyzophrènes du genre: "Ah oui, cette chose ! Ahaha... Simone m'en parlait justement ...". C'est même devenu assez problématique parce que je n'ai pas assez de retenue en société pour éviter ces commentaires. Ainsi donc, dans un cours sur les récits de soi: "Oui, mais ce que je sais de Michel Leiris, c'est Simone qui me l'a dit, ce dont parle Philippe Lejeune, ça me dit que dalle à son propos...".
J'ai l'impression que notre voyage sur la côte est risque d'être assez éprouvant pour Chéri, qui risque de m'entendre dire plus souvent qu'à mon tour: "Oui, oui, Simone m'avait bien dit qu'il fallait passer ici ... !".
Bon, allez, je retourne mettre ma camisole.
1 commentaire:
«[...] mais relire un livre chéri, c'est comme coucher avec un de ses exs: même quand c'est confortable et agréable, on sent qu'il manque le petit-quelque-chose qui faisait toute la différence au début et qui a tout changé la première fois.»
Selon moi, c'est parce qu'il faut écrire ensuite! Il ne faut pas attendre d'une oeuvre qu'elle nous berce perpétuellement! Il faut partir d'elle et faire sa suite pour soi...
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