vendredi 14 août 2009

Sartre et les trous


Durant nos vacances, Chéri m'a acheté Les Carnets de la drôle de guerre, que je me suis mise récemment à lire avec application. La lecture m'est plus difficile à Montréal-Nord, parce que dans l'autobus, je me sens souvent comme une saucisse prise dans une conserve de saucisses viennoises et j'ai assez peu de goût pour la lecture quand je respire la journée de travail de la personne à mes côtés. Néanmoins, j'ai fait de gros efforts pour pousser les gens et ignorer les petites vieilles dernièrement, afin de pouvoir m'asseoir avec Sartre et faire la lecture de ses Carnets, dont je peux témoigner de la formidabilité. (Antidote me fait signe que formidabilité n'est pas un mot mais comme il correspond à au moins une des règles absolues de la formation des mots en lexicologie, c'est à dire adjectif + suffixe, je le garde.)

Dans Les Carnets de la drôle de guerre, Sartre jumelle les anecdotes de sa consignation à Brumath et à Bourxwiller avec des ébauches philosophiques pesantes (écrites dans le style L'être et le Néant, ce qui, en soi, est pesant) sur la volition, la morale et l'être-dans-le-temps. Ce qui en fait un livre passablement dissolu et souvent essoufflant, mais en général, très rigolo quand Sartre se ramène à lui-même. Je passe mon temps à éclater de rire au milieu de l'autobus, notamment quand Sartre nous confirme qu'il a un caractère de cul ("Dans la chambre, je tourne un peu, agacé, je veux reprendre la discussion avec Paul parce qu'il a davantage l'habitude des idées et que je pourrai, en conséquence, plus facilement le duper et me rassurer en le dupant.") ou quand il fait honneur à ce mot de Breton: "Et j'ai compris et approuvé de tout mon coeur cette phrase d'André Breton: "J'aurais honte de paraître nu devant une femme, à moins de paraître en érection." Ça ne se discute pas, c'est une question de délicatesse.". Bref, le livre est dans son essence assez divertissant.

Ce qui, toutefois, me fascine le plus, c'est l'ébauche très précise de l'existentialisme que Sartre trace dans ses Carnets. Cela commence furtivement quand il parle de la volition et qu'il déclare que si les gestes sont jugés selon leurs intentions, les intentions elles, ne sont jamais jugées que par les gestes (ce qui suppose donc l'existence de l'être avant toute chose), mais ça devient tout à fait clair plus tard dans le texte. Notamment, ce très beau passage sur les trous:

"Et certes, le trou du cul est le plus vivant des trous, un trou lyrique, qui se fronce comme un sourcil, qui se resserre comme une bête blessée se contracte, qui bée enfin, vaincu et près de livrer ses secrets; c'est le plus douillet, le plus caché des trous, tout ce qu'on voudra. (...) Je vois en effet que le trou est lié au refus, à la négation et au Néant. Le trou, c'est d'abord ce qui n'est pas. Cette fonction néantisante du trou est révélée par des expressions vulgaires qu'on entend ici, telles que: "trou du cul sans fesses", ce qui signifie: néant. (...) Le vertige du trou vient de ce qu'il propose l'anéantissement, il dérobe à la facticité. Le trou est sacré par ce qu'il recèle. Il est par ailleurs l'occasion d'un contact avec ce qu'on ne voit pas. (...) Mais en même temps, dans l'acte de pénétrer un trou, qui est viol, effraction, négation, nous trouvons l'acte ouvrier de boucher le trou. En un sens, tous les trous sollicitent obscurément qu'on les comble, ils sont des appels: combler = triompher du plein sur le vide, de l'existence sur le Néant. D'où la tendance à boucher les trous avec sa propre substance, ce qui amène identification à la substance trouée et finalement métamorphose.

(...)

J'ai seulement voulu marquer l'origine humaine du sens des choses, entendant par là non point que l'homme est antérieur au sens des choses, mais que le monde est humain et que c'est dans un monde humain que l'homme apparaît. Notons en effet ici que le trou n'est point d'abord trou et ensuite néant nocturne, puissance engloutissante, etc. C'est d'un même mouvement qu'il se constitue comme objet naturel et comme objet humain, car sans l'homme et sa puissance néantisante, il n'y aurait pas de trou, il n'y aurait qu'un épanouissement de plénitude indifférenciée. C'est en projetant son néant dans cette plénitude que l'homme, par la négation, fait qu'il y ait des trous et que ces trous soient des trous-pour-l'homme."

Hihihihi.

Sans contester l'importance de cette ébauche sur la théorie phare de L'Être et le néant, il faut tout de même admettre que tout ceci, c'est éminément Freudien.

Aucun commentaire:

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...